Le Debrief

Cap de la quarantaine et périphérie du cool, racontés depuis l'Essonne. Mon autre publication sur Kessel : le feuilleton littéraire "Glory Box".

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Par Charlotte Moreau
22 mai · 8 mn à lire
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#25 Instagram, le privilège et l'autocensure

AVRIL 2022. Que faisons-nous de nos privilèges ? Où et avec qui les partageons-nous ? Couper les réseaux n’est alors plus un moyen de se ressourcer, de profiter de l’instant et des siens mais au contraire, une façon de faire profil bas.

AVRIL 2022. Comment l'histoire a t-elle commencé ? Peut-être là, aussi loin que ça : « Je soussigné Docteur en médecine certifie autoriser le repos à la campagne de Madame Charlotte Moreau. » En classant mes papiers il y a quelques semaines, je suis retombée sur cet arrêt de travail délicieusement suranné, prescrit en 2014 par mon généraliste parisien.

Il exerçait avenue de Versailles, avait la soixantaine, de faux airs de Christopher Lee. Et sur la prescription, il avait pris la peine de souligner les mots « repos » et « campagne ». De fait, il n’aurait pas dépareillé dans une garden party à Downton Abbey.

C’était ma première grossesse. Enceinte de 4 mois, des décharges électriques dans le ventre, le cerveau en compote, des tâches faites auparavant en une heure qui m’en demandaient le double, parfois le triple… j’avais déboulé en consultation un peu paniquée, inquiète d’avoir des contractions précoces. Je ne savais pas encore ce qu’une contraction était vraiment.

Mon bon docteur faisait partie de ces médecins de ville, aujourd’hui quasiment disparus, qui étaient équipés pour faire des échographies eux-mêmes dans leur cabinet. Les décharges électriques lui ont suffi. Il m’a arrêtée sur le champ, pour 15 jours renouvelables.

Finalement, je n’ai pas eu l’occasion de me mettre au vert. J’ai poursuivi ma grossesse chez moi, semi-alitée, à découvrir Netflix (qui venait de se lancer en France) et à manger des saladiers entiers de tomates, nectarines, feta. Assignée à domicile, cette fois par ma gynéco.

Trois ans et demi plus tard, pour ma deuxième grossesse, c’est encore une fois un généraliste qui m’a évité d’aller dans le mur. Je travaillais toujours au Parisien, mais j’avais déménagé en grande couronne. Mes trajets domicile-travail étaient de plus en plus longs, le présentéisme de rigueur à la rédaction et notre droit à la déconnexion de plus en plus court, depuis que ma hiérarchie avait découvert WhatsApp et la joie des sollicitations 18 heures sur 24, 7 jours sur 7.  

Je consultais pour ma fille aînée quand notre médecin traitant, qui suit la famille entière depuis 2015, m’a demandé comment j’allais, moi. J’étais enceinte de 4 mois, de nouveau. Pas de décharges électriques cette fois. Juste un stress immense, ma fluidité habituelle qui me lâchait, encore. Un peu honteuse, je lui ai avoué « j’en viens à souhaiter qu’il y ait un problème, pour pouvoir être arrêtée, tellement je me sens tendue et diminuée. »

Il m’a regardée avec douceur. « Madame Moreau, on va éviter d’en arriver là. Le but d’un arrêt de travail pendant une grossesse, ce n’est pas d’attendre qu’il y ait un problème, comme la première fois, c’est justement d’éviter qu’il y en ait un. Revenez me voir dans une semaine ou deux, et on fait le nécessaire. »

Je suis retournée travailler avec cet horizon en tête, j’ai liquidé l'air de rien les affaires courantes, et fait mon dernier week-end de permanence au journal. Le planning et le hasard avaient bien fait les choses, mes collègues les plus chers étaient auprès de moi. Ce soir-là, je suis partie en dernier, discrètement, avec un sac plus lourd que d’habitude. Au volant de ma voiture, le long du boulevard de Grenelle, j’ai pleuré.

Je savais que je ne reviendrai pas, et je n’avais rien dit à personne. Pas pu demander non plus à ce que ma charge de travail soit allégée. Ce boulot-là, on me l’avait suffisamment dit, se prenait entièrement ou ne se prenait pas. Un CDD plus jeune et sans enfants viendrait me remplacer, et le service retrouverait sa pleine capacité.

À 6 mois, j’étais toujours arrêtée quand le projet de s’échapper une dernière fois à 3 s’est concrétisé. Pâques 2018, vacances scolaires. Je devais me ménager mais j’avais le feu vert pour la Corse, le trajet en avion, du farniente à haute dose. Tout ce que j’ai ressenti là-bas, pendant cette parenthèse enchanteresse, c’était exactement le genre de choses que j’aurais aimé partager en ligne et en temps réel. Je m’en suis abstenue.

Le confort dans lequel j’évoluais avait beau être davantage financé par mon cher et tendre que par mon maintien de salaire, je me voyais mal afficher de tels privilèges sur mon Instagram, pendant qu’un jeune confrère trimait à mon poste et que d’autres que moi devaient le mettre au parfum sur mes dossiers. Quatre ans plus tard, il y a prescription. Je ne suis plus salariée et j’ai enfin parlé de ces vacances clandestines.

« Je regrette d’avoir donné mon Insta au bureau » a réagi C., une fidèle camarade des réseaux - dont je préserverai l’anonymat - en lisant mon post cette semaine. Elle-même arrêtée, mais pas pour une grossesse, partageait mes scrupules. J’ai abondé dans son sens en souriant. Dans un monde idéal, faudrait-il que les sphères pro et perso ne se rencontrent jamais ? C’est le pitch de la série « Severance » sur Apple+.

On y suit les aventures étranges et inquiétantes d’une poignée de travailleurs « dissociés », qui ont chirurgicalement fragmenté leur cerveau. Deux mémoires parfaitement compartimentées et hermétiques dans un même corps, l’employé ne connaissant rien de sa propre intimité, et vice et versa. Avec une puce implantée dans le crâne, qui switche d’une personnalité à l’autre sur commande.

On y est toujours au bord de la folie, bien aidé par la direction artistique de la série et la réalisation de Ben Stiller, toute en plans symétriques et oppressants. Dans « Severance », il s’agit moins de préserver sa vie personnelle que d’y échapper. Le bureau devient à la fois un sanctuaire dans lequel plus aucune charge mentale privée n’interfère et, pour la personnalité dissociée, l'alpha et l'omega de son existence. Son seul horizon. Ce qui conduit fatalement nos héros sur une très mauvaise pente…

Chaque épisode m'a fait réfléchir. Sans en arriver à de telles extrémités, quel individu serions-nous en famille, entre amis, dans notre couple, sans le prisme du travailleur ? Et inversement ? Quel collègue serions-nous, si tout le reste était un mystère ?

Réduire son empreinte numérique au maximum ? Rien n’est plus aisé. Comptes privés, pas de compte du tout, ou alors, un simple pseudo tenu secret qui vous permet de poster, même à visage découvert, sans être rattrapé par le regard des voisins d’open space, du N+1, du N+2 ou des clients. C’est ce que pratique joyeusement une de mes lectrices, appelons-la G. « J’ai choisi de ne pas côtoyer les gens de ma « vraie vie » sur Instagram, encore moins mes collègues. Ça me gonflait déjà de les avoir sur Facebook, que j’ai suspendu. Je ne voulais pas les retrouver sur IG. Je poste sous pseudo ce que je veux, quand je veux, sans crainte des jugements et autres réflexions. À la fois j’assume tout mais pas au point d’aller servir ma tête aux langues de p… de mon boulot. »

Quand on entretient une activité créative en marge de son job et qu’Instagram en est la vitrine, les choses se compliquent. C’est le cas pour C., ma complice citée plus haut. Sa santé ne lui permet plus de travailler ces jours-ci, mais ne l’empêche pas de voyager. Et elle a mis le frein sur Insta. « Faire des choses qui font du bien, c’est parfois vital. Mais je ne veux pas que mes collègues pensent que je mène la belle vie à leurs dépens. Vive l’autocensure », regrette t-elle.

Le mot est lâché. Autocensure. Il ne s’agit pas de se ressourcer, de se mettre offline pour profiter de l’instant et des siens mais bien de faire profil bas. Ne plus partager pour éviter les malentendus, les jalousies, les justifications.

Il en va des mauvais malades comme des mauvaises victimes, il ne faudrait pas avoir l’air de trop bien se porter en public. « J’ai le sentiment de culpabilité et de l’imposteur, genre "mais ça ne se voit pas que tu es malade" » me confie A., arrêtée pour une « dépression un peu carabinée ».

Chaque moment où la vie professionnelle s'arrête, pour une raison ou une autre, semble nous sommer de rendre des comptes, surtout si nous continuons à nous produire sur la scène des réseaux sociaux. Que faisons-nous de ces brusques appels d'air ? Où les passons-nous et avec qui ? Comment employons-nous ce temps, vu comme une anomalie dans le rythme effréné de nos existences ? « J’ai l’impression de ne pas avoir le droit de bouger sous peine de me faire accuser d’être une profiteuse ou une fainéante, me raconte une autre C., profession libérale, qui a fini aux urgences et en larmes avant d’enfin lever le pied. Aux vacances scolaires on partira, mais ça restera dans la famille. Je n’irai pas exposer ça sur Internet ».

De mon côté la situation s’est radicalement simplifiée depuis que je travaille en indépendante. Ma vie personnelle nourrit désormais mon « art », de mes chroniques pour le site du ELLE à mes livres, des formations que je donne aux textes que j’écris pour d’autres en tant que ghostwriter. Je m’appuie sur mes ressentis et mes expériences, j’ai besoin que tout soit relié pour que ma matière première reste vivante, incarnée, sincère.

M'en faire l'écho sur Instagram est devenu plus simple. Et bien sûr, je veille scrupuleusement à honorer mes deadlines pour que mes employeurs connectés ne tiquent pas devant mes publications si je suis en vadrouille à l’heure d’un « livrable ».

Pourtant, l’autocensure n’a pas fini de me guetter.

Je suis plus à l'aise, encore aujourd'hui, dans les décors et contextes naturels, accessibles au plus grand nombre, que dans les lieux plus fermés, plus « select », aussi instagrammables soient-ils.

Je ne suis pas le gros salaire du ménage, et cette disparité-là se joue en permanence dans ma relation au privilège et à ce que j’en dévoile. De ce point de vue, j’ai encore du mal à l’être vraiment, alignée. Parce que je me pose comme d'habitude la question du mérite, et au-delà du mérite, celle de ma place. Le livre de la philosophe Claire Marin, qui vient de sortir pile sur ce sujet, va probablement s'imposer. Surtout quand on écrit et qu'on aide ceux qui le souhaitent à s'approprier cette place-là aussi.



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